7 Décembre 2015
« Rien n’est plus malade, en ce moment précis de notre temps, que l’intelligence, rien n’est moins aimé que la vérité ; aussi faut-il en parler. » (card. Jean Daniélou1)
L’instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sur Les prières pour obtenir de Dieu la guérison2 reconnaît que :
« La soif du bonheur profondément enracinée au cœur de l’homme, a toujours été accompagnée du désir d’obtenir la libération de la maladie et d’en saisir le sens quand on en fait l’expérience. Il s’agit là d’un phénomène humain qui, d’une façon ou d’une autre, concerne chacun et trouve une résonance particulière dans l’Église. Non seulement la prière des fidèles qui demandent leur guérison ou celle d’un autre est louable, mais l’Église, dans sa liturgie, demande au Seigneur la santé des malades. La prière qui implore le rétablissement de la santé est donc une expérience présente à chaque époque de l’Église, et naturellement à notre époque actuelle ».
De fait, on parle beaucoup aujourd’hui de « guérison intérieure ». Il ne s’agit pas d’un nouveau concept, mais son regain d’intérêt3 trahit une préoccupation profonde de notre temps.
Derrière un optimisme de façade, l’humanité de ce début de millénaire a la conscience aiguë d’être « malade », ou du moins d’avoir besoin de « guérison ». L’un implique l’autre, mais la seconde formulation est moins traumatisante pour décrire le sentiment d’avoir perdu le « welfare » – le bien-être – c’est-à-dire non seulement la santé physique, sur laquelle se penchent les médecines anciennes et nouvelles, mais aussi la santé psychique, et surtout spirituelle.
La notion de guérison suppose la normalisation progressive d’une situation défectueuse, appelée maladie. Celle-ci n’est pas une chose ou un état « en soi », mais résulte d’un rapport déficient à la vie, dans une ou plusieurs de ses composantes : physique, psychique ou spirituelle.
Si nous concédons que la vie est essentiellement relationnelle, la maladie peut alors être interprétée comme la conséquence d’un déficit relationnel :
Auquel cas, la guérison, qu’elle soit physique, psychique ou spirituelle, résultera toujours d’une restauration de la capacité relationnelle, d’une mise en relation qui permet à la vie de reprendre son cours et de porter son fruit.
Nous pourrions dire que la guérison fait œuvre de réconciliation : restauration des relations physiques (biochimiques), des relations interpersonnelles, et de la relation avec Dieu.
Dans le contexte de nos retraites, le qualificatif « intérieure » qui précise le terme de « guérison », doit être pris dans un sens spécifique : il veut signifier que le parcours que nous proposons est un cheminement spirituel de conversion, au cours duquel nous demandons à Dieu de nous rétablir pleinement en relation avec Lui, de nous fortifier dans le combat spirituel, de lever nos résistances à l’Esprit Saint, afin de pouvoir pleinement répondre à son appel.
Corrélativement, le terme de « blessure » désigne alors toute forme d’obstacle qui affecte notre relation à Dieu, qui nous empêche d’accueillir pleinement la vie surnaturelle qu’Il veut nous donner, de vivre dans la charité, et de réaliser les œuvres qu’Il nous confie.
Ce qui précède fait déjà apparaître l’ambigüité de la terminologie, car la vie psychique est également « intérieure » ; or la démarche proposée ne s’intéresse qu’à l’intériorité spirituelle. Il faudrait donc utiliser un terme plus précis, comme par exemple : retraite de « guérison spirituelle ». De fait, c’est bien la terminologie que nous essayons d’introduire, mais il n’est pas facile de corriger une dénomination qui est entrée dans les habitudes, même si elle s’avère ambiguë !
La démarche est en réalité plus complexe que ce que nous venons d’esquisser – ce qui peut expliquer que cette terminologie défectueuse ait la vie dure. Il est indéniable en effet qu’en raison de l’unité de la personne humaine,
On argumentera dès lors que la terminologie : « guérison intérieure » ou « psycho-spirituelle » a l’avantage d’inclure cette interférence des niveaux psychiques et spirituels.
L’ambigüité subsiste néanmoins sur la nature de la démarche, que ces termes ne précisent pas suffisamment. Il est sans doute souhaitable d’annoncer clairement la finalité du parcours ainsi que la méthode utilisée.
La vie psychique repose sur l’histoire subjective de la personne. Elle résulte de
La vie spirituelle concerne essentiellement ma relation à Dieu. Elle trouve sa source dans l’initiative de l’Esprit Saint, agissant au cœur de mon intériorité. C’est l’Esprit qui me donne de croire, d’espérer et d’aimer ; les vertus théologales, qui constituent la vie même de ma dimension spirituelle, sont en effet des vertus infuses, c’est-à-dire des participations à la vie de l’Esprit Saint.
Les lois de la vie psychique ne sauraient donc se confondre avec le dynamisme de la vie spirituelle et inversement. Il serait vain de vouloir donner une réponse spirituelle à un problème psychique, ou de vouloir donner une solution psychologique à une question spirituelle :
« Devant la croix du Christ, ce n’est pas le cœur malade qui est guéri, mais le cœur endurci qui est brisé. »4
Autant il est important de bien distinguer les domaines psychique et spirituel, autant il serait cependant artificiel et stérile de vouloir les séparer. Car c’est bien la même et unique personne qui est le sujet des relations interpersonnelles et l’interlocuteur de Dieu. Les péripéties de ma vie psychique et de ma vie spirituelle sont intimement imbriquées : comment pourrait-il en être autrement ?
Ceci se vérifie particulièrement en chrétienté, où Dieu se révèle en son Christ dans la forme humaine : « Le Verbe s’est fait chair et il a planté sa tente parmi nous » (Jn 1,14). Dieu se révèle en se donnant à nous en son Fils venu partager notre condition humaine, pour nous parler un langage que nous puissions comprendre, et s’offrir à nous dans la visibilité d’une chair semblable à la nôtre :
« Ce qui était depuis le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons contemplé de nos yeux, ce que nous avons vu et que nos mains ont touché, c’est le Verbe, la Parole de la vie. Oui, la vie s’est manifestée, nous l’avons contemplée, et nous portons témoignage : nous vous annonçons cette vie éternelle qui était auprès du Père et qui s’est manifestée à nous » (1 Jn 1, 1-2).
Le parcours des apôtres cheminant vers la pleine reconnaissance de leur divin Maître, tout comme le cheminement de foi de chacun d’entre nous à la suite du Christ, est pleinement humain ; ce qui veut dire que nous y sommes impliqués avec toutes les dimensions de notre humanité : physique (pensons aux « méditations des cinq sens » de saint Ignace de Loyola), psychique (les caractères des apôtres sont bien typés dans les Évangiles), et spirituel.
Pour Vladimir Soloviev, seule la restauration de la synergie entre nature et grâce peut rétablir l’unité de l’être naturel, auquel la vie dans l’Esprit donne son accomplissement ultime. Ce travail d’intégration se situe pour notre auteur au cœur du projet religieux :
« En termes généraux et abstraits, la religion est ce qui relie l’homme et le monde au principe absolu et au centre de tout ce qui existe. La réunification, ou religion, consiste à placer tous les éléments de l’existence humaine, toutes les forces et tous les principes particuliers de l’humanité dans un rapport juste avec le principe central absolu et, par lui et en lui, à les amener à avoir entre eux un rapport juste et harmonieux. »5
La restauration de relations justes, et donc la « guérison » à tous les niveaux de notre être, procède pour notre auteur de la réconciliation spirituelle. C’est dire qu’il serait stérile de vouloir cloisonner les domaines au point de ne pas les laisser interférer. Nous reprendrons donc à notre compte l’adage du philosophe personnaliste français Jacques Maritain : « Distinguer pour unir », en évitant tout autant de confondre les niveaux que de les séparer.
Comme la finalité de la démarche que nous proposons est spirituelle – la réconciliation avec Dieu et l’accueil de la filiation divine dans l’Esprit de Jésus-Christ – et que les moyens sont avant tout spirituels, nous maintenons cependant le terme de « guérison spirituelle »6, sans pour autant négliger l’implication psychique du sujet dans son cheminement de croissance et de maturation spirituelles.
Au nom du respect de la liberté de la personne, nous refusons de « psychologiser » le péché en le réduisant à une conséquence inévitable de blessures affectives de la petite enfance. Ce serait priver la personne de la responsabilité de ses actes, et l’écarter de la démarche de conversion qui peut la conduire à une réconciliation avec Dieu, les autres et sa propre histoire, ainsi qu’à une intégration de sa vie sous le regard du Seigneur de miséricorde.
On ne peut nier cependant que les traumatismes de l’enfance s’inscrivent dans la structuration psychique de la personne. Ce déficit relationnel – cette « blessure psychique » ou névrose – peut avoir pour conséquence que la personne éprouve une plus grande difficulté à satisfaire aux exigences d’une vie selon l’Évangile.
En cas de désobéissance à la Parole, les éléments de l’histoire personnelle de la personne peuvent avoir conditionné sa liberté, mais ne l’ont pas déterminée ; les événements traumatisants peuvent constituer des « circonstances atténuantes », mais l’acte peccamineux demeure un acte de liberté dont la personne porte la responsabilité.
La thérapie spirituelle consiste en un chemin de réconciliation avec Dieu ; mais la personne est invitée à prendre les moyens pour guérir de l’entrave à sa liberté que constitue cette névrose, fût-ce en engageant une psychothérapie avec une personne compétente en la matière.
À l’inverse, il serait aberrant de spiritualiser des troubles psychiques sous prétexte qu’ils concernent la relation à Dieu.
Une personne souffrant de TOC (troubles obsessionnels compulsifs) dont les symptômes se manifestent dans le domaine religieux, a besoin d’une aide psychologique, afin de prendre conscience que le « Dieu » qui l’oppresse n’est autre que son surmoi divinisé. On ne peut la laisser dans la confusion entre faute et péché, transgression des exigences du surmoi et rupture d’Alliance, culpabilité et contrition, remord et repentance, prix à payer et miséricorde. La prise de conscience du caractère pathologique d’une telle religiosité, par le recours à une thérapie psychique adaptée, peut dans certains cas s’avérer indispensable pour que la personne puisse accéder à la découverte du vrai visage de Dieu : le Dieu de miséricorde qui se révèle à nous dans sa Parole vivante, Jésus-Christ.
Dans d’autres cas, c’est tout au contraire la rencontre avec le Christ vivant dans sa Parole, ses sacrements, son Église, qui conduit la personne à la prise de conscience que le dieu qu’elle sert n’est qu’une idole construite de toute pièce par son psychisme malade. Auquel cas la démarche spirituelle conduit à une psychothérapie, menée en parallèle avec le cheminement de foi, dans lerespect des domaines et des compétences respectives.
[1] J. Danielou, card., Scandaleuse vérité, Arthème Fayard, coll. « Les idées et la vie », Paris, 1961, p. 10.
[2] Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction sur Les prières pour obtenir de Dieu la guérison, 14 septembre 2000 ; DC 2238(2000)1061-1066.
[3] Même en dehors du contexte d’une recherche narcissique de bien-être (cf. Nouvel Age).
[4] C. Flipo, « La parole qui guérit », dans Christus, n°159, juillet 1993, Assas-Editions.
[5] V. Soloviev, Leçons sur la divino-humanité, trad. B. Marchadier, Cerf, coll. « Patrimoines orthodoxie », Paris, 1991, pp. 17 ; 25.
[6] Plutôt que de « guérison psycho-spirituelle » ou « intérieure » pour éviter l’ambigüité que nous avons dénoncée plus haut.
Source: http://guerison-interieure.fsj.fr/2012/11/guerison-interieure-ou-guerison-spirituelle/