« Je suis née le 16 juillet, le jour de la belle fête de Notre-Dame du Mont Carmel. Je fus bien accueillie par maman, très mal par papa, qui me bouda 4 jours.
Il aurait voulu un garçon et j'étais la deuxième fille (ma soeur Suzanne me précédait de 2 ans 1/2). Néanmoins, le cinquième jour, papa m'embrassa et je devins son “cher petit garçon manqué”.
Je fus baptisée dès le 18, ondoyée plutôt, car le baptême n'eut lieu que 2 mois après. Toute petite, j'aimais déjà beaucoup la Sainte Vierge, et grand-maman m'a dit que souvent j'embrassais sa statue. Je me souviens qu'un jour, j'avais cinq ans, grand-mère me parlait de cette bonne Mère, elle me disait quel tendre amour elle avait pour nous et combien elle était belle et pure. Je devins alors toute triste à la pensée que je pourrais perdre ma pureté et je la suppliai de me garder blanche comme un lys.
Je suis née avec une quantité de défauts, mais je crois que, de tous, la colère était le dominant. Pour un rien, je trépignais et me roulais par terre. A 16 mois, je promettais de donner “bien du fil à retordre”, comme disait mon parrain à ma chère maman. Papa est mort, j'avais 3 ans 1/2, et de ces premières années de mon enfance, je n'ai que de vagues souvenirs. Cependant, je me souviens de la mort de papa et du dernier baiser qu'il me donna ! »
Ô mon petit Jésus, je me donne à toi entièrement et pour toujours.
Je voudrai toujours ce que tu voudras.
Je ferai tout ce que tu me diras de faire.
Je ne vivrai que pour toi.
Je travaillerai en silence et, si Tu veux, je souffrirai beaucoup en silence.
Je te supplie de me faire devenir sainte, une très grande sainte, une martyre.
Fais-moi être fidèle toujours.
Je veux sauver beaucoup d'âmes et t'aimer plus que tout le monde,
mais je veux aussi être toute petite, afin de te donner plus de gloire.
Je veux te posséder, mon petit Jésus, et te rayonner.
Je veux n'être qu'à toi mais je veux surtout ta volonté.
Ta petite Yvonne (1er janvier 1911)
Le 13 juillet 1914, Yvonne est partie en Angleterre. Elle s'y épanouit humainement et spirituellement. Elle veut entrer chez les Filles de Jésus de Kermaria, où elle est pensionnaire : comme Thérèse de Lisieux, pour ses 15 ans qu'elle atteindra le 16 juillet suivant.
« Ma chère petite Maman,
Je viens de recevoir ta lettre qui m'a fait bien plaisir, mais cependant, il y a quelque chose dedans qui m'a attristée, c'est de voir que tu n'as pas bien compris ce que je disais dans ma dernière lettre à propos d'aller le plus tôt possible à l'appel du Bon Dieu. Tu me dis que je suis trop jeune. Pas du tout, tu sais qu'il est permis d'entrer postulante à 16 ans et par conséquent, juvéniste à quinze ans ; si je suis juvéniste à seize ans, je [ne] serai postulante qu'à dix-sept ans et je veux l'être avant, et puis, penses-tu que cette idée m'est venue le jour même que je te l'ai écrit.
Oh ! Non. Chère petite Maman, j'ai bien attendu avant de te l'annoncer et voudrais-tu me faire attendre encore. Cette idée n'est pas celle d'un jour ni d'une semaine, ni d'un mois, ni de deux, ni de trois, mais cette grâce m'a été donnée déjà depuis longtemps, je souffre de n'avoir que quatorze ans ; à mes quinze ans, j'espère que tu ne t'opposeras pas à mon voile noir. Que je serai peinée si dans la prochaine lettre tu me disais la même chose….
… Je l'ai, la vocation ; je l'ai désirée et elle est arrivée ; j'ai prié et tu as prié, maintenant je prie pour avoir le voile noir à mes quinze ans. Ne me fais pas la peine de me le refuser; combien je serai triste. Tu ne t'opposes pas à un refus, oh! je le sais, je sais ma maman trop bonne, mais maintenant, obtiens-moi ce plaisir.
C’est parce que je suis faible qu’Il m’a choisie !
J'ai passé une période de grande souffrance morale plus que physique... Mais Jésus souffrait autant que moi de l'immense détresse dans laquelle son Amour m'avait plongée. Et il est revenu me parler, m'encourager, me consoler... Les nuages se sont dispersés et mon Bien-Aimé m'a redonné sa lumière.
Que vous dirais-je de ces colloques intimes... Tendre, d'une tendresse infinie, bon, miséricordieux à l'excès, mon Jésus ne me parle que d'amour, d'abandon, de confiance. Il me fait pénétrer quelques-uns de ses secrets... Il me montre qu'il m'immole tout entière parce qu'il veut de moi le véritable holocauste... Il veut se glorifier en moi... et veut que " Je transparaisse son Amour ". C'est parce que je suis faible et nulle qu'il m'a choisie, afin que sa miséricorde et sa toute-puissante bonté soient proclamées bien haut. Qu'Il soit béni ! »
Remontons à sa petite enfance.... A cette époque elle voyait des pauvres qui venaient sonner à la porte pour demander la charité. On leur donnait du pain, une pièce... elle même lorsqu’on sonnait à la porte allait leur ouvrir pour leur donner ce bout de pain ou cette pièce de monnaie mais toujours accompagnés d’une parole gentille...
Vers l’âge de 18 ans à la fin de ses études secondaires Yvonne a commencé à visiter les pauvres de la banlieue parisienne : Boulogne-Billancourt, la Courneuve, Bobigny... quartiers considérés comme dangereux où même la police n’osait guère s’aventurer ! Une sœur de St Vincent de Paul lui avait donné quelques adresses et elle même en avait trouvé d’autres...
C’était en 1920, une époque où il n’existait aucune protection sociale, aucune retraite, aucune prestation. Tous les malheureux qui vivaient dans cette banlieue parisienne dite "rouge", vivaient dans une misère noire... Seule la charité privée les secourait... Yvonne-Aimée passait ses journées dans ces quartiers, soignant les malades, s’occupant des vieillards, des mourants, des femmes en couches, organisant des obsèques décentes pour les pauvres des bidonvilles... bref, elle y passait toutes ses journées et y dépensait toutes ses ressources... Elle s’occupait de deux sortes de pauvres.... les siens ou ceux qu’on lui indiquait et ceux que Jésus lui désignait... Elle a pratiqué ainsi de 18 à 27 ans un apostolat impressionnant.
Ce qui était beau chez Yvonne, était l’harmonie des gestes ! Tout était harmonieux en elle. Les yeux gris bleu, elle avait un regard très doux, lumineux et pénétrant. Son regard donnait l’impression de vous pénétrer jusqu’au fond du cœur... et parfois de lire dans l’avenir des événements qui nous échappaient... Elle répandait autour d’elle une atmosphère qui n’était pas de ce monde, et pourtant elle était incroyablement humaine. Il y avait en elle un mélange de simplicité et de majesté et de douceur ....et c’est bien là la marque de ceux qui ont l’expérience de Dieu.
Le 5 juillet 1922, j'étais au lit depuis 10 minutes environ, quand j'entendis distinctement mon nom : “Yvonne”!
Je tournai la tête vers la cheminée, d'où la voix semblait venir. Il n'y avait personne. Pensant que je m'étais trompée, je me recouchai et essayai de dormir. Une seconde fois, j'entendis : “Yvonne”! J'eus peur, très peur, et je mis la tête sous mes couvertures et je commençai à réciter le “Notre Père”, tout haut. Arrivée à ces paroles : “Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés”, la voix se fit de nouveau entendre : “Yvonne” ! Je me mis à genoux sur mon lit et du côté de la cheminée je vis une lueur... rien de naturel ne la provoquait ! Puis une Croix se dessina pendant que la voix d'une extrême douceur disait :
– Veux-tu La porter ?
– Oh ! Oui Seigneur, répondis-je.
Je me sentie à ce moment même envahie d'un bonheur immense. La voix reprit :
– Sois une âme abandonnée. Accepte les épreuves que Je t'enverrai comme la plus grande grâce et la plus grande faveur donnée aux âmes que j'aime. Accepte-les sans t'en plaindre, sans en examiner la nature ou la durée, sans t'en prévaloir. Ne prête pas attention à ce qui te mortifiera ou t'humiliera, regarde-Moi, je t'aime. Cela ne suffit-il pas à ton coeur ?
– Oh si, Seigneur, répondis-je, je Vous aime. Mais est-ce bien Vous qui daignez me parler, et Vous occuper de votre petite créature ? Dites, Seigneur Jésus, est-ce bien Vous ?
Alors je vis une main s'avancer près de la Croix, cueillir une fleur de lys et me la donner. A ce moment, j'éprouvai un transport de joie et d'amour qui me fit presque défaillir; mais cela me parut durer peu, seulement mon âme était remplie de paix.
Notre rencontre a eu lieu à la Brardière en Janvier 1927.
Je ne connaissais rien d’ Yvonne Aimée. Je savais seulement qu’une jeune fille extraordinaire priait pour ma vocation, sans savoir que c’était elle ! Quand je me suis trouvé en sa présence pour la première fois j’ai eu l’intuition percutante que c’était une femme vraie jusqu’à la racine de son être.
Et pendant les vingt cinq années d’amitié profonde qui ont suivi, j’ai pu vérifié le bien fondé de cette intuition qui m’avait traversé ce jour là. Au fil des années, notre amitié a revêtu différents aspects : elle était pour moi une amie merveilleuse, comme une sœur aînée, une seconde mère et sans jamais l’avoir cherché, un maître spirituel...
Elle marchait d’un pas très rapide, léger qui donnait parfois l’impression de ne pas toucher terre. Dans sa jeunesse elle avait beaucoup aimé la danse, surtout les danses de groupe et jusqu’à la fin de sa vie, elle conserva le sens du rythme. Il lui est arrivé même au couvent d’esquisser quelques pas de danse...
Elle priait d’une façon assez sainte. Elle vivait en constante union avec le Seigneur !
Sa prière s’exprimait tantôt par les mots, tantôt par le regard, tantôt par le silence. On lui a demandé une fois, combien de temps elle pouvait rester sans penser au Seigneur : “Quelques minutes ...” répondit-elle !
Au milieu de ses occupations accaparantes, elle trouvait le moyen de réciter un rosaire par jour.
Durant la messe, à l’élévation, elle fixait le pain et le vin d’un regard brillant, lumineux qui donnait l’impression de voir l’invisible ! J’ai toujours été impressionné quand je lui donnais la Sainte Hostie par son regard d’Amour et de Foi extraordinaire...
Comme les bonnes nuits étaient rares, elle les passait à prier ! Je lui ai demandé une fois comment elle priait la nuit ! Elle me répondit que parfois, avec la permission de Dieu, elle pouvait entendre les prières qui montaient de tous les coins de la terre et elle s’y unissait.
Une autre fois elle me dit cette parole mystérieuse : “... la nuit, il m’arrive de scruter les peuples ...”
Si ma mémoire est bonne, il me semble que les premières visites du Seigneur ont eu lieu vers 21 ans, dans une période de sa vie, qu’elle même plus tard appellera “son printemps mystique” !
C’est à Malestroit, jeune fille qu’elle vit le Seigneur dans toute sa beauté. Et plus tard au cours de ce même séjour elle eût plusieurs manifestations du Seigneur. Sur ma demande, elle me les avait racontées. C’est ainsi qu’elle allait sur les bords du canal à Malestroit, dans un petit bois et que là sur un banc le Seigneur la rejoignait et l’instruisait ! D’autres fois, à l’entrée d’un chemin, au bords de l’Ouste, le Seigneur l’attendait. Elle a beaucoup plus appris du Seigneur directement que par les livres...
Souvent dans les comptes-rendus donnés au Père Crêté son directeur spirituel, on retrouvait ces expressions : “Le Seigneur m’a dit... le Seigneur m’a fait comprendre...” Elle était vraiment disciple du Seigneur ! Il lui arrivait de se rendre à la Chapelle la nuit, et là le Seigneur l’attendait pour une conversation nocturne. J’essayais d’imaginer ce qu’était la souffrance de ne plus le voir quand on l’avait vu... elle m’avait dit... “Parfois le plein midi de la terre me semble ténèbres!”
Quand elle avait la visite du Seigneur il y avait des signes avant coureurs : un encens mystérieux qui emplissait la pièce et qui parfois descendait en volutes du plafond accompagné d’un parfum que je n’ai jamais senti ailleurs... un parfum qui n’était pas de la terre... Quand Yvonne-Aimée voyait ces spirales d’encens, elle exultait de joie car c’était le signe que le Seigneur allait venir ! Elle a aimé le Seigneur d’une façon inouïe... je crois pouvoir dire qu’elle ne lui a jamais rien refusé, et en contrepartie le Seigneur Lui non plus ne lui refusait rien.
Elle a souvent vu aussi la Sainte Vierge. Du fait qu’elle n’avait pas de messages à transmettre, comme Bernadette par exemple, elle n’en parlait pas et il serait difficile de tenir des statistiques. C’était des apparitions privées, mais elle m’avait permis de l’interroger et si je ne l’avais pas interrogé il y aurait eu beaucoup de choses que nous n’aurions jamais sues.
La veille ou le jour du 15 Août la Vierge lui apparaissait.
En Août 1947, je me trouvais près d’elle. Après avoir célébré la messe, nous avons pris le café et tout en la servant je lui demandai si elle avait vu la Vierge. Elle sursauta et me répondit : “Oui... oui...” Je lui demandai comment cela s’était passé... “Oh d’une manière très simple. Je dormais, puis tout à coup ouvrant les yeux, j’ai vu une grande lumière. Je me suis aussitôt levé et la Sainte Vierge m’apparut. Comme Je m’agenouillais elle me dit de remonter dans mon lit, ce que j’ai fait et elle s’assit sur le rebord de mon lit et nous avons parlé durant une heure environ. Nous avons parlé de la France. Elle me dit qu’en France nous n’aimions pas assez son Fils et c’est pour cela que les choses allaient mal. Nous avons aussi parlé des problèmes de l’Église.
La Sainte Vierge disait aussi que la consécration à son Cœur Immaculé n’avait pas été suffisamment faite, à ce moment là. Voilà un exemple d’apparition ; le compte-rendu qu’elle m’en faisait était très laconique. Quand elle faisait des conférences sur la Sainte Vierge elle donnait la doctrine traditionnelle. Elle ne faisait jamais état de la moindre apparition.
Une autre fois la Vierge lui apparut, il me semble que c’était en 1941. Elle me disait : “... je sentais la tiédeur de son corps, je pouvais toucher son vêtement, j’entendais sa respiration... je voyais ses yeux... A un moment Notre Dame a relevé son voile par dessus ma tête, à la manière juive, et sous son voile elle m’a embrassée. On ne pourrait pas dire ce qu’est la simplicité de la Sainte Vierge tellement c’est beau, simple et humain... En 1941 elle habitait cette pièce où nous sommes actuellement. Le matin elle faisait son ménage puis venait aider à la cuisine. Elle préparait le dessert puis partait prier dans le petit bois de la propriété. Un jour allant la chercher j’entonnais le “Gloria in Excelcis Deo” ...
J’aperçus Yvonne Aimée qui venait à ma rencontre et dont le visage s’illumina de joie. En rentrant, je lui demandai ce qui s’était passé et elle m’expliqua que lorsque j’avais entonné le Gloria, elle avait entendu son Ange qui disait : “... venez vite au petit bois, notre sœur Yvonne Aimée est là” et le bois s’est empli d’Anges. Elle vivait en présence de ses Anges. Deux Anges, un grand et un petit, si je puis dire. Le grand s’appelait “Lumen” et le petit “Laetare”.
Malheureusement elle voyait aussi le démon. Elle l’a vu dans cette pièce où nous sommes actuellement. Un soir, en 1941, nous sommes venus ma tante et moi pour la voir et nous l’avons trouvé dans l’angle de cette pièce, poussant devant elle un guéridon pour se protéger d’un adversaire qui pour nous était invisible. Elle avait un visage décomposé par la peur alors que c’était une personne qui ordinairement n’avait pas peur. Même les gens de la Gestapo qu’elle avait affronté n’avaient pu l’effrayer. Là nous avons vite compris qu’il s’agissait d’une agression satanique et nous avons en avons eu la preuve. La pièce dans laquelle nous étions, généralement toujours fraîche en Septembre s’est emplie d’une chaleur insoutenable, peut-être 80°, et ma tante et moi nous nous sommes mis à transpirer intensément...
Tout cela a duré environ un quart d’heure et Yvonne-Aimée le visage marqué par la terreur se tenait toujours dans le coin de la pièce. Puis peu à peu la température est redevenue normale... J’ai alors demandé à Yvonne-Aimée, en sortant de la pièce, à mi-voix, si c’était bien le démon ; elle m’a répondu : “oui c’était bien lui...” ! Puis elle a parlé d’autre chose. Elle passait d’un monde à l’autre avec une facilité extraordinaire.
Je parlais avec elle de théologiens qui prétendaient que le démon n’avait pas d’existence personnelle et que ce n’est que le symbole des forces du mal, forces obscures... Elle m’avait répondu : “Si ces gens là, trouvaient un jour en allant se coucher, le démon au pied de leur lit, peut-être y croiraient-ils !”
Je l’ai vue à Malestroit déchiré par le démon. J’étais avec elle, l’Évêque de Bayeux-Lisieux et une autre religieuse. Notre conversation portait sur des choses tout à fait matérielles. Nous parlions de l’envoi de colis aux parisiens affamés. Tout en prenant part à la conversation je sentais qu’ Yvonne-Aimée était tendue, comme sur ses gardes. Tout à coup elle a poussé un petit cri et ses bras sont tombés de chaque côté du fauteuil. J’ai vu alors sur sa guimpe blanche se dessiner trois raies rouges de sang qui se sont progressivement rejointes faisant une grosse tache.
Je me souviens que la religieuse qui était là, son assistante, a relevé le haut de cette guimpe et j’ai pu voir les chairs déchirées comme par un croc de boucher qui les auraient labourées... il y avait aussi les mêmes cicatrices, mais dans l’autre sens ! J’ai assisté aussi à des exorcismes qui ont été faits pour elle par l’Évêque de Bayeux. L’Église ordonne à Satan de lâcher cette personne... c’est effrayant comme liturgie .Elle avait été attaquée par le démon. L’Évêque était présent ainsi que son assistante, l’infirmière et moi-même ! De 21 heures à 1h du matin le combat a été terrible. Les blessures faites traversaient les vêtements de part en part. Nous avons su le lendemain qu’elle avait reçu plus de quatre vingt coups de griffes, profonds jusqu’à l’os ! Tout cela formait, paraît-il, de gros bourrelets gros comme mon petit doigt et que j’ai observé moi-même plus tard lors de son exhumation.
Le lendemain elle circulait dans son monastère comme si de rien n’était.
Après la mort d’Yvonne-Aimée j’ai eu l’occasion pendant plusieurs années de rassembler sur elle, un certain nombre de témoignages de tous ordres. J’ai essayé de constituer un dossier spirituel, un dossier graphologique ainsi qu’un dossier médical et psychologique.
Toutes ces disciplines ne sont pas des sciences exactes, mais leur convergence était impressionnante. On peut dire que le résultat final de cette enquête pourrait être celui-ci : elle était émotive, hypersensible. La moindre souffrance et la moindre joie avaient un grand retentissement sur elle. La conclusion est celle-ci : “... aucune névrose, aucune simulation même inconsciente, aucune hystérie, aucune pente hallucinatoire, aucune divagation imaginaire, aucune trace de morcellement”.
La tendance contraire dominait : discipline personnelle, solidité mentale, bel et constant équilibre nerveux, harmonie des facultés, unité de la personnalité. Tout cela ressort des différentes enquêtes médico-psychologiques et graphologiques : j’ai demandé à un professeur de Faculté, un grammairien, d’étudier la syntaxe d’Yvonne-Aimée.
Le Père Roland de la Faculté Catholique d’Angers , m’a dit de sa syntaxe ,qu’on ne pouvait pas en déduire qu’elle était une Sainte , mais que c’était une femme admirablement équilibrée .Mêmes conclusions de Mme Monnot qui a étudié l’écriture d’ Yvonne-Aimée .
Cette personne nous avait été conseillée par le Carmel de Lisieux car elle avait étudié tous les écrits de Ste Thérèse. Yvonne-Aimée m’avait dit un jour : “tu sais, j’étais la personne la moins prédisposée à ces affaires là !”Elle n’était pas du tout imaginative, mais au contraire concrète et pratique avant tout ! Voilà l’essentiel de sa vie spirituelle.
Parmi les choses les plus étonnantes de la vie d ’Yvonne-Aimée il y avait les recherches d’Hosties profanées. Tout avait commencé en 1923 approximativement. Elle était jeune fille et assistait à la messe à Notre Dame des Victoires. Elle avait remarquée une personne qui ayant communié avait repris l’hostie, l’avait mise dans son sac et était partie. La jeune Yvonne-Aimée qui avait une foi immense en la présence réelle du Seigneur dans l’Eucharistie fut bouleversée .Elle fit des recherches durant deux jours et finalement retrouva et la personne et l’hostie que cette dernière avait emportée. C’était le début de ses recherches d’hosties profanées soit à Paris soit en Île de France. Une fois elle est allée jusqu’à Cologne pour rechercher une hostie profanée. Tantôt elle devinait la profanation des hosties, tantôt elle était avertie surnaturellement .Plusieurs fois par an toute sa vie, mais occasionnellement elle faisait ces recherches. Et l’histoire qui s’est passée à la Brardière se situe dans ce contexte : C’était le 16 Septembre 1941. Yvonne-Aimée passait ici une quinzaine de jours.
Après le déjeuner nous sommes allés nous promener vers le petit bois. Arrivés vers la cabane qui à l’occasion nous servait d’ermitage, nous avons pris des photos de la cabane et de nous mêmes avec un Kodak à pied .Des photos inutiles mais nous étions en vacances....Nous avons laissés l’appareil dans la cabane, puis nous sous sommes séparés. Elle est restée là à prier dans l’ermitage et moi je me suis un peu éloigné mais pas trop car j’avais toujours peur qu’il lui arrive quelque chose. Et voici que vers 16 heures j’ai entendu Yvonne-Aimée pousser des exclamations.....comme quelqu’un qui assistait à un spectacle horrible et qui manifestait sa peine, son chagrin et son étonnement. Je suis arrivé en courant....elle continuait de s’exclamer, néanmoins les quelques paroles qu’elle laissa échapper me permirent de comprendre qu’elle suivait de loin une scène de profanation d’hosties.
Deux hommes me dit-elle s’acharnaient sur une petite hostie. Oh, disait-elle, ils la piétinent, ils la percent avec un poinçon... oh ! elle saigne ! Je revois Yvonne-Aimée se redressant et disant à son Ange : “Va me chercher cette hostie, mon amour la réclame !” Aussitôt nous avons vu elle et moi, un grand trait de lumière qui passait au-dessus de nous semblant porter quelque chose de blanc... ce rayon est venu se poser sur un sapin... nous sommes accourus et avons trouvé, posée à la verticale sur une branche de ce sapin, une petite hostie percé en son centre et qui saignait....
Elle ou moi, je ne m’en rappelle plus, avons eu le réflexe d’aller chercher l’appareil photo dans la cabane. Yvonne-Aimée a photographié cette hostie “debout” sur la branche de l’arbre, Après quoi j’ai saisi cette hostie , ce n’est donc pas une hallucination , j’ai cueilli une feuille d’arbre en guise de corporal et j’ai placé dessus l’hostie .Et comme le montre la photo l’hostie se tient verticalement sur la feuille . Je l’ai transporté dans l’ermitage aux pieds d’une statue de la Sainte Vierge. Il y avait dans cet ermitage deux flambeaux et lorsque nous sommes entrés avec l’hostie miraculeuse, ces deux flambeaux venaient d’être allumés ! par qui ? Nous ne le saurons jamais !
C ‘est là que le Seigneur lui a parlé de la valeur du silence, qu’il lui a redit de ne pas raisonner les choses incompréhensibles et il a ajouté cette parole de toute beauté : “La nuit de ton esprit sera le soleil de ton âme”. J’ai invité ma tante à nous rejoindre et elle aussi a vu l’hostie qui saignait. Puis après un temps d’adoration est repartie. Je suis resté quelques instants avec Yvonne-Aimée et je pense que c’est à cet instant que sur la porte de la cabane une inscription s’est tracée sous nos yeux, lettre après lettre : “le Ciel a visité la terre”... Le soir à la nuit tombante, je suis retourné au petit bois pour voir l’hostie et Yvonne-Aimée. Elle me demanda de ramener l’hostie à la maison.
Ce qui s’est passé, je ne l’oublierai jamais : je portai l’hostie saignant toujours, sur la feuille d’arbre, Yvonne-Aimée me suivait et tout le long du chemin nous chantions des hymnes au Saint Sacrement. A un moment donné je me suis retourné vers elle et sans réfléchir je lui ai donné l’hostie (à cette époque là, donner à porter le Saint Sacrement à un laïc ou une religieuse était interdit) ... En approchant de la maison, nous fîmes silence pour ne pas attirer l’attention de ma tante Catherine qui devait se trouver à la cuisine, et, une fois arrivés, nous déposâmes avec respect l’hostie dans l’armoire de la chambre de Mère Yvonne-Aimée, au rez-de-chaussée, près du salon, parmi le linge bien blanc.
Au souper qui suivit dans la grande salle, il ne fut question de rien avec ma tante Catherine qui continuait d’ignorer l’événement. En sortant de table, Mère Yvonne-Aimée se retira. Je vins pour adorer chez elle l’hostie profanée. Mère Yvonne-Aimée était déjà couchée, elle entrait dans une sorte d’agonie. À un moment donné, elle se pelotonna sur elle-même, poussa un gémissement et me dit : " Va vite chercher ta tante, je suis blessée au cœur ", puis elle retomba, étendue. Effrayé, j’allai chercher ma tante Jeanne. Viens, dis-je, parce que... oh ! son cœur saigne et elle te demande de venir mettre un linge. Ma tante accourut et posa directement sur le cœur de Mère Yvonne-Aimée un morceau de vieille toile blanche qu’elle retira quelques instants après et qu’elle me tendit : la plaie sanglante du cœur s’y était imprimée. On y distinguait l’ouverture horizontale des chairs et l’auréole du sang. Exactement la trace qu’aurait laissé un véritable fer de lance.
Ma tante Jeanne examina la plaie et posa sur celle-ci un second linge qui s’imprima lui aussi. Nous voulûmes demeurer à veiller et à prier au chevet de Mère Yvonne-Aimée, mais celle-ci murmura : " Ce n’est pas la peine... Allez dormir. Vous ne pouvez rien pour moi...je souffre trop. Il faut que je souffre seule "...Elle était livrée à une intense souffrance, elle s’enfonçait dans une solitude désolée. Et, peut-être même, cessait-elle de nous voir et entendre. J’avais l’impression qu’elle se trouvait isolée entre “ciel et terre”.
Le lendemain, au cours de la Communion de la Messe, je donnai à Mère Yvonne-Aimée l’hostie transpercée et sanglante. Plus tard, je compris le parallélisme des deux mystérieux faits de ce 16 septembre 1941 : une hostie avait été percée de façon sacrilège et elle avait saigné. Le soir, le “cœur” de Mère Yvonne-Aimée avait été lui aussi transpercé et il saignait. “Ce coup de lance, me suis-je dit n’était-il pas comme l’ouverture d’une source de grâces pour la Brardière, pour l’Église ?” J’ai aperçu un jour ses mains percées... on voyait à travers la paume. Si l’on prenait sa paume entre pouce et index, les deux se rejoignaient... Du fait qu’elle se déplaçait souvent je pense qu’elle a dû beaucoup souffrir de marcher avec ses stigmates
“Une épreuve” ou un ensemble d’épreuves” nouvelles qui s’étaleront dans les années à venir et dont quelques-unes seulement seront connues ? Cette dernière hypothèse est la plus plausible. Épreuves personnelles qui retentiront dans son âme, son esprit, son cœur. Son corps qui affecteront son bonheur, sa santé, mais qui s’imbriqueront aussi dans les événements de l’Église et du monde. Depuis des années déjà, ses missions d’ordre temporel ou spirituel " au service du Roi Jésus " la mettaient, comme ses visions, au courant de bien des secrets.
À certains jours, elle paraissait écrasée, accablée sous un fardeau qui n’était pas seulement celui d’âmes à soutenir, d’un monastère et d’un Ordre à diriger. Un jour, n’en pouvant plus, elle m’écrivit : “Il me semble que je porte le monde !”
Le 6 décembre suivant, en arrivant à Solesmes pour une retraite, je trouvai à la porterie de l’abbaye, une lettre de Mère Yvonne-Aimée ‘. En la lisant, je communiai à l’extrême douleur qu’elle me confiait. Je me souviens que la comparaison d’un oiseau pris dans un cyclone me vint à l’esprit. Je devinai que Mère Yvonne-Aimée, là-bas, à Malestroit, se tordait littéralement de douleur et mendiait à ses amis un peu de réconfort. L’annonce des épreuves avait provoqué en elle des doutes et des ténèbres. Elle se demandait " si elle n’avait pas été trompée ", si elle " ne m’avait pas trompé ".
Je lui répondis sans hésiter qu’elle ne m’avait jamais trompé, que je savais son absolue droiture, que je possédais des preuves de l’authenticité de sa voie et au surplus que je pouvais reconnaître le bon arbre à ses fruits de vie chrétienne. Je terminais en lui affirmant :"Je crois en vous, je suis sûr de vous."
Cependant, que Mère Yvonne-Aimée soit si seule après avoir été si comblée par Dieu, était pour moi une véritable surprise. Certes. Je l’avais vue souffrir la " Passion ". Mais aujourd’hui, c’était d’un autre ordre.
Je constatai que, dans ces heures de déréliction, le " merveilleux " de sa vie ne lui était d’aucun secours. Je la voyais livrée à une solitude inexprimable, ne se souvenant plus des grâces sensibles de jadis – je n’avais pas encore saisi que la pédagogie divine, dans le but de détacher l’âme d’elle-même et de la livrer toujours plus à l’Esprit Saint, est faite d’une alternance de consolations et de désolations – que les chrétiens les plus favorisés de grâces sensibles exceptionnelles sont aussi ceux qui doivent faire preuve de foi courageuse, héroïque, à certaines périodes , que leur déréliction qui les associe très étroitement au mystère pascal, est en proportion des consolations qu’ils reçoivent. Dans ces heures d’agonie, comment ne rechercheraient-ils pas l’appui et la prière de leurs amis
7 février 1943. Avant-hier j’ai débarqué à Paris pour travailler, avec M. le chanoine Boulard, aumônier national de la JAC, à établir le projet d’un livre de savoir-vivre pour les militants et militantes du mouvement. Titre choisi “Politesse paysanne de France”. Entre deux séances, rue d’Assas, je me rends à l’Oasis Notre-Dame de Consolation.
En présence de Soeur Saint-Vincent Ferrier, directrice du petit couvent, Mère Yvonne-Aimée me dit : "Je vais être arrêtée prochainement par la Gestapo". Mais pourquoi, répliquai-je, ne prenez-vous pas immédiatement le large ? Il est encore temps !
Non, reprit-elle, j’ai ordre du Seigneur de rester à Paris pour ses affaires à Lui... Ce matin, dit-elle encore, j’ai senti que j’étais filée. Deux hommes me suivaient. J’ai ralenti. Ils ont ralenti. J’ai regardé longuement une vitrine de magasin tout en les observant dans le reflet de la glace, Ils ont fait de même. J’ai repris mon trajet. Ils ont suivi derrière moi. Je n’ai plus d’illusions. Ne dites rien à maman, elle aurait trop de chagrin. Quand je serai arrêtée, ne faites aucune démarche avant huit jours, cela pourrait tout aggraver...
Mère Yvonne-Aimée est angoissée comme je ne l’ai jamais vue. Je sais son courage. Or, elle ne se retient pas de trembler. Je dois rentrer dans l’Orne, à Flers. J’hésite. Je propose de rester à Paris, à toutes fins utiles. Mère Yvonne-Aimée veut que je parte, puisque mon devoir m’appelle, mais, au comble de la détresse, elle vient m’accompagner jusqu’à l’entrée du métro Michel-Ange Molitor.
Au revoir, dit-elle.
16 février 1943. À Flers (Orne), je reçois cette après-midi une dépêche de Soeur Saint-Vincent Ferrier ainsi libellée :" Yves, en clinique avec tante Germaine depuis midi. "C’était la formule qui avait été convenue pour m’annoncer éventuellement l’arrestation de Mère Yvonne-Aimée par les Allemands.17 février 1943. Au reçu de la dépêche, je décidai, sous le prétexte d’une affaire urgente, de me rendre à Paris par l’express du matin. Ma vieille maman, qui vivait chez moi, et qui ne savait rien de l’arrestation de Mère Yvonne-Aimée, voulut profiter de mon voyage pour m’accompagner, en me demandant de lui faire traverser Paris et de la conduire chez une de ses nièces, à Pantin, dans la banlieue est. Nous partîmes...
Vers 13 heures, arrivée à la gare de Paris-Montparnasse. Nous descendons les escaliers du métro. Maman me précédait de quelques mètres. Dans le couloir qui accède au quai, je me retournai brusquement sans savoir pourquoi et je me trouvai face à Mère Yvonne-Aimée, en habits civils, manteau, feutre grenat relevé sur le front, lunettes. Elle paraissait pressée et inquiète. Vous ! m’exclamai-je, frappé de stupeur et cloué sur place. Marche ! marche ! me répondit-elle à mi-voix.
Le flot des voyageurs, un instant contrarié par mon arrêt, nous poussa sur le quai. Une rame de métro entrait en gare. Elle stoppa. Maman qui n’avait pas vu ou pas reconnu Mère Yvonne-Aimée prit place dans une des voitures de seconde classe. Yvonne-Aimée et moi, nous entrâmes dans la même voiture mais, à l’autre extrémité, par la seconde porte. C’était une heure de pointe. Les voyageurs assis ou debout étaient entassés. Yvonne-Aimée se tenait debout à mes côtés. Je lui dis à voix basse mais d’un air joyeux. Vous êtes libérée ? La conversation était difficile à soutenir car j’étais en soutane et je sentais que la plupart des voyageurs nous contemplaient en silence et s’étonnaient peut-être de me voir parler à une femme. Non... je ne suis pas libérée... Je suis en prison... je subis la torture debout devant un mur… j’ai la tête dans une sorte d’étau...
Elle avait murmuré dans un souffle ces étranges paroles. Alors je compris dans un éclair qu’elle se trouvait en état de bilocation, qu’elle était présente, en ce moment même, simultanément, dans la prison et dans le métro. Vous êtes en deux endroits ? dis-je à voix basse. Pour toute réponse, elle inclina la tête, puis leva lentement, silencieusement vers moi qui étais d’une taille plus élevée, un visage de douleur. Ses yeux m’apparurent agrandis et extatiques, les paupières ne battaient pas. Puis, elle baissa la tête.
C’était bien elle. Je la voyais, je l’entendais respirer et parler, je la touchais de mes mains. Je ne rêvais pas, éveillé. Pendant ce temps, le métro roulait avec bruit. À la station Denfert-Rochereau, il stoppa. Yvonne-Aimée, sans me demander où j’allais, sans me dire un mot d’au revoir, sans me regarder, descendit, se détourna toutefois sur le quai pour me jeter un regard de détresse et prit la file des voyageurs mais devint soudain invisible, trois ou quatre mètres avant de pénétrer dans le couloir de sortie. Pour ma part, resté debout dans la voiture, j’avais pu suivre des yeux Yvonne-Aimée et constater nettement ce qui venait de se passer.
Les portières claquèrent. Le métro recommença de rouler. Livré à mes pensées, je continuai le trajet qui me parut d’une longueur désespérante. C’était la première fois que je me rendais à Pantin. Les voyageurs devenant moins nombreux, je pus me rapprocher de maman qui était toujours à l’autre extrémité de la voiture, mais je ne lui dis rien de la rencontre avec Mère Yvonne-Aimée, je ne me sentais pas le droit d’en parler. Nous changeâmes de voiture à Porte d’Italie et nous prîmes ensuite la direction Église de Pantin. Au terminus, – Église de Pantin – maman descendit du métro et prit l’escalier de sortie. Je suivais un peu en arrière. Un instant au milieu de l’escalier, les portes à ressort que l’on doit pousser et qui se referment toutes seules, nous séparèrent. Il y avait peu de voyageurs à sortir. J’étais l’un des derniers, le dernier peut-être. Je monte quelques marches de l’escalier de sortie. Brusquement, l’un des vantaux de la porte qui se trouve à mi-chemin de cet escalier, est poussé par quelqu’un qui descend précipitamment. C’est Mère Yvonne-Aimée, toujours en civil, et qui, l’air effrayé, me lance à mi-voix ces quelques mots :
Prie ! Prie ! Si tu ne pries pas assez... on m’embarquera ce soir pour l’Allemagne... Ne le dis à personne ! Avant même que je puisse répondre, elle était devenue, de nouveau, invisible. Je regardai, sur le quai quasi désert, la rame qui était immobile et vide, dans l’attente d’un prochain départ, ainsi que cela se produit après une arrivée dans la station terminus. Comment Mère Yvonne-Aimée avait-elle su que j’allais à Église de Pantin ? Comment m’y avait-elle précédé ? Je n’avais pas le loisir de réfléchir. Je me hâtai de rejoindre maman qui n’avait rien vu et qui m’attendait à la sortie. Malgré mes 38 ans d’âge, elle me gronda : Tu es toujours en retard tu me laisses toute seule, etc. Aucune allusion à Mère Yvonne-Aimée. Nous sortîmes, maman et moi, et traversâmes la place voisine. À nouveau je gardai le silence sur Mère Yvonne-Aimée. J’étais bouleversé, non pas tant de l’avoir revue que de savoir que sa déportation en Allemagne dépendait de ma prière.
Je conduisis maman chez sa nièce, Mme Marcel Havard. Rue de la Paix. Je dus y accepter une tasse de thé, mais prétextant de nouveau une affaire urgente, je pris congé, ajoutant : Ne m’attendez pas ce soir. Et je revins en toute hâte à Paris. Dans le métro qui me ramenait, je retournais en tous sens les paroles de Mère Yvonne-Aimée : " Prie, prie, si tu ne pries pas assez, on m’embarquera ce soir pour l’Allemagne ! " C’était net. Alors, je descendis à la station Sèvres-Babylone et je me réfugiai dans la chapelle de la Médaille miraculeuse, rue du Bac. Là, tout l’après-midi, je priai de mon mieux : rosaire, bréviaire, litanies, chemin de croix...
Vers 19 h 30, ce même soir, je me rendis à l’Oasis Notre-Dame de Consolation où Sœur Saint-Vincent Ferrier, tout en lamies, m’y accueillit et me dit : Vous avez reçu ma dépêche ?
Oui ! Où est-elle ce soir, notre Révérende Mère Yvonne-Aimée ? Pour obéir, je me retins de raconter que je l’avais vue, au début de l’après-midi dans le métro et qu’elle était menacée d’être déportée cette nuit. Je dînai au parloir, la mort dans l’âme, tandis que Soeur Saint-Vincent Ferrier, par crainte de la Gestapo, visitait la maison pour s’assurer, me dit-elle, que les portes et les volets de fer étaient bien fermés. En me levant de table, je demandai l’autorisation de monter au premier étage, dans le bureau de Mère Yvonne-Aimée. Je dus traverser sa chambre contiguë : le bureau était sans doute tel qu’hier matin à son départ, mais sur la table s’accumulait déjà le courrier non décacheté.
Je fermai la porte, et navré, je me mis à marcher de long en large devant la cheminée, tout en m’efforçant de réciter encore un chapelet. Mes pensées vagabondaient. Je revivais les incidents du début de l’après-midi, j’imaginais le départ en déportation, à cette heure-ci, peut-être, dans la cour d’une prison, mais laquelle, Fresnes ? La Santé ? Le Cherche-Midi ?... “Je vous salue, Marie. Pleine de grâce... Le Seigneur...” Je m’interrompis brusquement, car dans le bureau même, je venais d’entendre un bruit sourd, semblable à celui d’un cavalier botté sautant de cheval et retombant à pieds joints. Me retournant à la seconde même, je me trouvai en présence de Mère Yvonne-Aimée, debout, près de son bureau, dans l’angle opposé à la porte du vestibule qui était fermée. Vous ! m’écriai-je. Et je bondis et je la saisis par les deux poignets. Elle portait les mêmes habits civils et les mêmes bottes de caoutchouc que dans le métro, mais elle n’avait plus ni chapeau de feutre ni lunettes. Elle était tête nue, les cheveux en désordre.
Laissez-moi ! Lâchez-moi ! disait-elle en faisant des efforts saccadés et violents pour se dégager. Elle heurtait les fauteuils, elle se débattait avec effroi, avec force. Elle ne me reconnaissait pas. Elle me prenait, je le sus plus tard, pour le tortionnaire de la prison. Je réussis progressivement à l’apaiser. Elle murmura – Où suis-je ?... où suis-je donc ? Regardant à droite et à gauche, elle s’étonna – Mais... c’est mon bureau ! Enfin elle me reconnut et avec un sourire maternel – Mais... c’est... toi, Paulo...
Il était environ 21 h 10. Mon Dieu, que se passe-t-il donc ? À vrai dire, ce retour, portes closes, januis clausis ne m’étonnait guère : dans cette journée du 17 février 1943, je n’étais plus à un fait extraordinaire près. J’interrogeai Mère Yvonne-Aimée. Elle venait de s’asseoir, épuisée, dans un fauteuil, près d’une fenêtre. Elle me répondit :
– Ah !... je sais maintenant... je comprends... C’est mon bon Ange qui m’a délivrée et ramenée ici. 11 m’a saisie dans la cour de la prison, juste au moment où l’on nous mettait en groupe pour partir en Allemagne... Il a profité du brouhaha et du désordre qui se sont produits au moment du rassemblement et aussi de l’obscurité, du black-out... Avez-vous tous beaucoup souffert ? Oh... oui. Je me demandais bien comment prévenir Soeur Saint-Vincent Ferrier qui se disposait à passer la nuit en prière et qui devait m’attendre au petit parloir du rez-de-chaussée. Elle était venue, en fait, s’asseoir, chapelet en main, près de la porte d’entrée, tristement, sur la première marche de l’escalier. Je descendis. À ma vue, elle se leva et se lamenta de nouveau : – À cette heure-ci, notre Révérende Mère est peut-être embarquée en déportation ! Non ! répondis-je sans hésiter. Elle va rester à Paris. Puis rapidement, j’ajoutai : – Elle va être libérée... Elle n’est pas loin. Et brusquement : - Elle est de retour ici... Venez vite dans son bureau Soeur Saint-Vincent Ferrier, suffoquée, monta précipitamment l’escalier. Je la suivis. Mère Yvonne-Aimée était bien là, mais si lasse et si angoissée, se demandant encore si elle était vraiment de retour à l’Oasis... Sur sa demande, nous la laissâmes seule quelques instants. Nous redescendîmes au rez-de-chaussée, puis nous remontâmes au premier... Mère Yvonne-Aimée n’était plus dans son bureau. Nous la trouvâmes dans sa chambre voisine, étendue toute habillée sur son lit, le visage extatique, plongée dans un sommeil paisible, enveloppée d’un grand voile de tulle blanc, serré au front par un étroit cercle d’or. Le lit, la chambre, la cheminée, les meubles étaient jonchés ou parés de fleurs fraîches, où dominaient (en ce mois de février 1943, dans Paris occupé par les Allemands) des arums, des tulipes et des lilas blancs. Il aurait fallu deux jardiniers au moins pour apporter ces fleurs et un grand artiste pour disposer, sur Yvonne-Aimée, les plis du voile qu’elle-même n’aurait pu arranger.
Soeur Saint-Vincent Ferrier et moi, nous demeurâmes, en silence, à son chevet...... Mère Yvonne-Aimée se réveilla, s’étonna de voir tant de fleurs, se leva avec son long voile, fit un ou deux bouquets avec les tulipes et les arums qui étaient sur son lit, mais, n’en pouvant plus, s’interrompit. Sœur Saint-Vincent Ferrier resta pour panser les blessures que portait Mère Yvonne-Aimée sous ses vêtements. Je me retirai. Après un telle journée, J’aurais du être exalté, ou, tout au moins, empêché de trouver le sommeil. Or, je m’endormis vite, paisible, comme un enfant.
Le lendemain de son retour Mère Yvonne-Aimée, répondant à mes questions, m’a dit : – Je remplissais uniquement une mission d’ordre spirituel. J’ai été prise, je le sais maintenant, pour une Anglaise, agent secret des Alliés... que la Gestapo recherchait... Oui, erreur d’identité, erreur de dénonciation, confusion. D’ailleurs, par prudence habituelle dans mes propres missions, j’avais une carte d’identité qui n’était pas à mon nom... « C’est bien dans un quartier nord de Paris que j’ai été arrêtée... Au sortir du métro, je me suis sentie filée. Alors, me voyant perdue, j’ai pénétré sous le porche d’un immeuble, j’ai griffonné quelques lignes de dernière heure au dos d’un “pneu” que j’avais préparé d’avance, j’ai jeté ce pneu devant la loge des concierges dans l’espoir qu’il soit ramassé et posté... Lorsque je suis réapparue dans la rue, deux mains se sont abattues sur mes épaules et m’ont poussée dans une obscure voiture cellulaire. Ce “panier à salade” a longtemps roulé : j’en déduisais que l’on me conduisait à Fresnes. Non, c’était au Cherche-Midi ». La prison était bondée en raison de la fréquence des rafles. De la cellule que j’occupais, j’entendais les gémissements et les cris de douleur de mes voisines... Oui, ça a été dur. Un bourreau (c’était un Français) m’a fouettée sur le dos et les épaules. Au bout d’un moment, il s’est arrêté, surpris : “Tu es donc en bois, me dit-il. Pour ne pas gueuler ?... J’ai dû subir aussi autre chose, debout près d’un mur. Ma tête et mon cou étant immobilisés, le corps seul remuait, ondulait, les reins se cabraient atrocement...
“Oui... j’étais présente, en même temps, à la prison où l’on me torturait et dans le métro où vous m’avez rencontrée, où je vous ai parlé...”
De l'enfance aux derniers jours, sa vie brève 49 ans témoigne d'une progression continue et d'une cohésion absolue. Malgré une avalanche de charismes (le mot n'est pas trop fort), c'est, au fond, une vie toute simple, voire imitable, ne serait-ce que par l'abandon total à Dieu, l'habitude du travail bien fait, la pratique exquise de la charité fraternelle, la joie de croire.
Son expérience chrétienne, qui s'insère dans la Tradition mystique bimillénaire de l'Église, n'a été ni une évasion ni un refuge, mais, dans la discrétion, le silence, la paix, l'oubli de soi, un débordement de vie.
Grande malade, accablée d'épreuves, de responsabilités et de travaux, loin de se replier sur sa souffrance, elle a déployé une suractivité ordonnée : ce n'est pas le moindre paradoxe de " cette existence inouïe " '. Plus encore qu'un paradoxe, c'était la croix qu'elle portait, la part qu'elle prenait au mystère de la Passion du Christ et du Salut du monde.
Son chef-d'oeuvre, c'est elle-même. En la voyant vivre, il m'est arrivé, à part moi, de lui appliquer l'exclamation de Shakespeare: " Quelle belle chose que l'humanité ! " - l'humanité " en la grâce enfin restituée ".De sa simplicité d'enfant et de son envergure de chef, de tout son être, rayonnait une lumière venant de l'amour extraordinaire, de l'amour fou qu'elle manifestait à Dieu, à Jésus-Christ, aux pauvres, aux " âmes ", tant il est vrai que celui qui aime " demeure dans la lumière".
“Tout droit au service du Roi Jésus” : cette devise qu'elle s'était donnée dès le temps de sa jeunesse, concrétisait et spécifiait son amour. On ne saura jamais tout ce qu'elle a fait pour “le Seigneur Jésus”, pour l'Église, pour la France, pour d'autres nations, pour les pauvres et surtout pour le “monde des âmes” dont elle avait une si extraordinaire pénétration.
Moderne de goûts, “marchant avec son temps”, fidèle à la tradition quand celle-ci était créatrice, heureuse et fière d'être Française, enracinée profondément dans l'Église catholique et dans l'Ordre de saint Augustin, disciple de Thérèse de Lisieux, elle avait aussi une dimension “eschatologique” : elle vivait dans la plénitude de l'instant présent des valeurs du monde à venir. Sa vie entièrement donnée, le sentiment d'exil terrestre, la nostalgie et le désir du Ciel, le regard d'Amour qu'elle posait sur tout être, la joie et la merveilleuse liberté des enfants de Dieu qu'elle manifestait, et, à certaines heures, la clarté et l'agilité de son corps étaient une anticipation du Royaume, “l'ailleurs venu à nous”... En définitive, quelle a été sa mission ? Son charisme d'ensemble ? Sa place dans la constellation des mystiques de ce siècle ?
Peut-être est-il prématuré d'apporter une réponse. S'il faut risquer des “approximations”, je dirai : bien qu'elle soit de plus en plus connue (alors qu'elle avait tout fait pour demeurer cachée aux yeux du monde), son heure n'est pas encore pleinement venue ; je pense qu'elle est en réserve pour les temps difficiles qui s'annoncent et qu'elle ne déploiera toute sa stature et toute son action que dans l’Église du troisième millénaire.
Dans l'immédiat, face au matérialisme, au silence sur Dieu, au drame de l'humanisme athée, elle est un grand témoin du monde surnaturel et, en même temps, par sa féminité accomplie, un grand témoin de l'Humanité. À divers indices, je crois qu'elle a pressenti qu'après sa mort, la confiance de plusieurs milliers de chrétiens et de non-croyants commencera de déferler sur elle. Ce témoignage qui s'achève a été écrit pour contribuer à répondre à leur attente impatiente et confiante.
Cependant, j'appliquerai à Yvonne-Aimée, toutes proportions gardées, cette parole d'expérience du grand critique Charles Du Bos sur Notre-Dame:Il n'y aura jamais qu'un moyen de la connaître qui est de s'adresser à elle... et sitôt que l'on s'adresse à elle... elle se dévoile en répondant.
SOURCE : http://jesusmarie.free.fr/